Patricia ALLIO
Metteuse en scène
Patricia a reçu une aide à la création pour son spectacle Dispak Dispac'h
Quel est votre parcours artistique ?
Au début, avant toute chose, c’est l’écriture et l’invention d’idées nouvelles qui m'importaient. Inventer des idées nouvelles pour changer ou transformer ce qui est, ou repérer ce qui peut opérer ces transformations et les ériger comme des armes. Tout cela à l’aune de l’idéal de justice et d’une conscience aiguë de la nécessité d’identifier les rapports de domination pour les changer. Avant l’image, avant la scène, avant la performance, avant le cinéma, j'éprouvais la nécessité de dire d’écrire d’inventer ou/et de formuler nouvellement des idées : une double tension vers le poème et le concept. Tension que j’éprouve encore aujourd’hui mais qui trouve une résolution dialectique dans des formes pluridisciplinaires et hybrides, ce que j’appelle parfois aussi des dispositifs relationnels et perceptuels arrimés au monde. Rapidement j’ai su que la subversion des rapports de domination passait par la subversion de la ou des normes langagières qui nous structurent ou nous informent inconsciemment. Nul n’est indemne et il faut aller ausculter là où ça se loge. J’ai commencé à écrire alors que j’étudiais et enseignais la philosophie, et c’est par l’écriture et l’obsession de l’oralisation de la langue que je suis venue à la scène. Mon premier spectacle sx.rx.Rx mettait en scène un écrit brut où l’auteur Samuel Daiber, interné dans un hôpital psychiatrique en Suisse, invente une langue cryptée à la mesure de son enfermement dans la langue usuelle et la société qui l’impose; Premier spectacle où je tentais de construire scénographiquement un espace schizophrénique et labyrinthique inspiré d’un rêve d’enfance. L’enjeu était bien de lever le déni, de défaire le noeud du silence et de mettre la marge au centre en opérant un renversement normatif grâce à la création d’un espace commun avec les spectateurices où considérer cette langue extraordinaire comme une résistance en soi. J’écrivais moi-même et la mise en scène est arrivée en 2004 comme une nécessité de faire entendre cette langue insurrectionnelle en la rendant partageable car «Daiberiser» une assemblée c’était révolutionnaire. Je me suis attachée ensuite à d’autres formes d’écriture engagées tout en continuant à écrire moi-même. Le passage par l’écriture de Kathy Acker a été important, notamment pour la revisite précieuse des situationnistes et structuralistes, où la subversion en passait par l’imitation, l’emprunt, l’incorporation, le hacking, voire le plagiat. Là encore un horizon idéologique radical avec la volonté d’en finir avec la propriété et le mythe de l’auteur·e autonome, original·e, de l’artiste bourgeois, en mettant en crise la langue qui le porte. La découverte de la scène et de son potentiel subversif et énergétique m’a conduite à vouloir toujours y revenir, comme si cet espace-temps commun était un lieu avec un fort potentiel révolutionnaire où lever les dénis. Un lieu d’incandescence et de reviviscence, où être où surgir où vivre plus intensément ensemble, grâce au sentiment de communion, par le détour de la représentation et d’autres formes d’incarnation de la langue et des corps. J’ai aussi expérimenté le désir d’utopie et d’insurrection sous la forme d’un binôme de création avec Éléonore Weber, duo placé sous le sceau d’un manifeste que nous avions intitulé « Symptôme et proposition ». Pendant 8 ans, entre 2008 et 2016, nous avons créé pour la scène et le cinéma, en proposant à nous-même et aux spectateurices d’ausculter des symptômes contemporains pour les considérer comme des « propositions » à travers une dramaturgie de la question ou des reenactments de jeux de rôle. Là encore l’exploration de la langue était au cœur de la recherche, cette fois il s’agissait de la langue néo-libérale. Nous ne pouvons pas seulement dénoncer les effets ou méfaits du capitalisme, il nous faut tenter de défaire la domination qui agit sur nous et en nous de manière insidieuse, car nous parlons la même langue. Le néo-libéralisme et l’idéologie capitalisme a créé une novlangue qui nous parle autant que nous la parlons. Ainsi nous avons utilisé un questionnaire de télémarketing humanitaire que j’avais récupéré dans un job comme matériau. De même nous avons investi des cas limites pour en montrer le potentiel révolutionnaire, notamment l’argumentation d’un wanadee, une candidate à l’amputation volontaire pour en déployer la complexité. Si l’idéologie qui prédomine est la performance et le dépassement de soi, quoi de mieux que d’avoir une jambe en moins pour se dépasser soi-même sans cesse ? Notre enjeu était de créer des formes réflexives et non autoritaires en faisant circuler des questions sur notre rapport intime aux valeurs néo-libérales. Nous prélevions des échantillons du réel qui nous semblaient saillants et inventions des dispositifs d’écoute ou de regard mettant en jeu des contradictions ou des renversements normatifs. Là encore, le désir d’inventer des idées nouvelles, mais aussi des dispositifs de perception renouvelant notre rapport au monde étaient au centre. La fonction critique de l’art était au cœur de nos préoccupations, la critique ne se réduisant pas à la dénonciation mais impliquant de s’attaquer aux soubassements structuraux psychiques et sociologiques du système dont personne n’est indemne.
Par ailleurs, le désir de cinéma a toujours été là, j’ai co-écrit un film documentaire pour la première fois en 2012, ça se passait au Mexique, c’était le prolongement d'un travail scénique théâtral pour le cinéma, une Lucarne d’ARTE, qui nous a plongé dans une communauté d’indios parlant le hñanu ayant inventé la caminata nocturna, un jeu de rôle à destination des touristes qui renverse le stigmate de l’immigré de manière gênante, et c’est bien cette gêne qui nous semblait intéressante à explorer : les touristes jouissant de la liberté de circulation sont conviés à se mettre dans la « peau » d’une clandestine tandis que les vrais migrants jouent le rôle de passeur ou de policier. J’ai poursuivi ce travail cinématographique, en 2016 avec Eléonore, avec un travail sur les images des guerres aériennes à distance, ces guerres que l’on appelle chirugicales, où le tueur et les spectateurices sont pris·es dans l’oeil du viseur, guerres où nous avons accès à des images de crimes de guerre qui ressemblent à des scènes de jeu vidéo. C’était Nos crimes sont des films au Centre Pompidou, la fin du binôme et le début d’un nouveau cycle. En 2016, c’était la première édition de ICE les rencontres pluridisciplinaires autour de « l’autoportrait à » et des minorités linguistiques, politiques, sexuelles et de genre. En 2016 j’ai décidé de poursuivre l’écriture d’un texte autobiographique que j’ai décidé de porter sur scène, peu à peu je suis devenue actrice ou/et performeuse. J’ai ouvert un nouveau champ de recherche pour moi-même et les autres, autour des identités relationnelles, autour de « l’autoportrait à », liant l’exercice du portrait et de l’autoportrait. Autoportrait à ma grand-mère a été créé en plusieurs étapes entre 2017 et 2018. J’y explore les dénis familiaux et sociétaux, la langue perdue, l’oppression du républicanisme universaliste. Je continue de jouer cette pièce.
Tout en poursuivant mon parcours d’actrice et de metteuse en scène, j’ai ensuite réalisé toute seule mon premier film en 2019 avec le GREC, Reconstitution d’une scène de chasse, où j’ai poursuivi l’exploration de ce que je mettais déjà en jeu dans sx.rx.rx, c’est à dire les liens entre fantasme et fantôme. Fantasma. L’art comme exploration d’images rémanentes, où ausculter la façon dont nos fantasmes et nos images mentales sont « informées » par des images plus anciennes. Et ainsi l’art peut devenir une expérience archéologique d’exhumation des images ou scènes représentées, écrites ou peintes, qui constituent nos images mentales présentes. C’est une façon de soulever le lien entre l’intime et le collectif, à travers l’examen des images de l’histoire de l’art. C’est supposer encore une fois que nous ne sommes pas indemnes des modes de représentation ni de ses contenus. Je poursuis ce lien au cinéma avec l’histoire de l’art et des formes, avec un long métrage que je terminerai cette année, en 2022, et sur lequel je travaille depuis 2016. C’est une fiction documentaire où je m’intéresse aux mystères du doigt reliquaire de Saint-Jean-Baptiste et au syncrétisme païen et chrétien. C’est un film sur la croyance et la vie spirituelle où j’explore différentes formes extatiques et l’intrication du magique et du spirituel, du Moyen- Âge à aujourd’hui à Saint jean du Doigt, dans ce village où j’habite la moitié du temps.
Mon lien entre l’art et la vie s’est imposé comme une priorité ces dernières années en reliant mon lieu de vie à une recherche d’un art comme forme de vie, où créer du collectif et du commun à partir des minorités. Ma pratique artistique n’a jamais été seulement lié au désir de créer des formes mais toujours articulée au désir d’inventer des formes utopiques mettant en crise le système mercantile dominant. La septième édition des rencontres de ICE se prépare en septembre 2022, c’est encore une fois une promesse de décloisonnement et d’invention d’une communauté plus humaine et plus sensible. Associée au TNB à Rennes, je poursuis mon travail d’actrice et de metteuse en scène engagée, j’ai pu, grâce à leur soutien et celui de Posorus, réaliser un grand projet utopique Dispak Dispac’h qui rassemble témoins de la société civile et « professionnels » du monde de l’art pour tenter d’interroger ce qui rend possible l’impossible, l’inhumain le monstrueux. J’ai voulu créer une agora, un espace urgent et nécessaire pour regarder ensemble la fabrication de nos politiques migratoires françaises et européennes qu’il faut bien qualifier de «génocidaires». De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’immigration illégale, les passeurs et les drames en Méditerranée ? Il nous faut traverser les faux discours les ignorances et les mensonges d’État pour arriver à voir ce qui est, ce scandale inouï qui se trame depuis vingt ans. C’est pourquoi j’ai décidé de faire entendre avant tout un Acte d’accusation rédigé par le GISTI, qui énumère la longue liste de la violation des droits des exilées. Encore une fois privilégier la puissance performative de la Parole, celle d’opérer un ou des changements. Inventer une agora où écouter, se regarder, pleurer ensemble, re-devenir plus humaines, car cette humanité nous manque et le théâtre a cette puissance de réanimation. Nous souffrons beaucoup d’indifférence et de solitude sans le savoir, la fonction de l’art du collectif est de nous ramener à cette conscience mutuelle de notre vulnérabilité.
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur votre profession ?
Avant de penser à ma profession, je dirais que je suis avant tout une artiste qui utilise différents médiums pour s’exprimer et inventer des relations perceptuelles singulières au monde dans l’espoir qu’elles renouvellent notre regard sur celui-ci, voire transforment durablement notre/nos existence.s. Être artiste, c’est mettre en crise la catégorie même de profession car c’est vivre sans cesse des mouvements de rupture de doute et de solitude, c’est suivre jour et nuit ses obsessions, être toujours en mouvement et en question. L’inquiétude et l’illimité sont des compagnes de jeu : C’est donc plus une forme de vie qu’une profession avec des horaires et des droits à faire valoir. Ceci dit, il m’importe aussi de parler des différentes disciplines artistiques et du champs de l’art dans lesquelles je m’inscris individuellement et collectivement de manière moins romantique ! Cette question soulève celle de l’égalité et des inégalités surtout. Je dirais d’abord qu’en vivant et en créant en France pour le spectacle vivant, j’ai conscience d’être une personne privilégiée qui peut jouir d’espaces et de temps où exprimer avec nécessité ses croyances et ses révoltes, tout en pouvant en tirer des revenus certes modestes mais suffisants pour vivre, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres pays et ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de créateur.ices en France ! Ce régime de l’intermittence est précieux mais aussi injuste et insuffisant, car il laisse sur le carreau de très nombreuses catégories d’artistes et d’humaines ; un chantier nous attend depuis des années pour repenser la condition des créatrices mais surtout la condition humaine. Cette question insistante et précieuse du salaire universel minimum changerait la face du monde, il implique de sortir du capitalisme ou d’en transformer radicalement l’allure. Je passe mon temps à comparer ce que c’est qu’écrire pour la littérature, écrire pour la scène et avec la scène, et écrire pour le cinéma, car ce sont des médiums des espaces temps des temporalités absolument singuliers et complémentaires, mais surtout des économies totalement différentes ! Ce qui se passe dans le cinéma mainstream ou dans le théâtre mainstream ou l’art contemporain mercantile est scandaleux et n’a absolument rien à voir avec la recherche artistique et le cinéma ou le théâtre d’autrice. Je rêve d’un monde plus uni et plus unifié où la question humaine est au centre. Je formule donc le vœu d’un modèle du salariat et des travailleur·euses solidaires où un salaire minimum permettrait à tout le monde de vivre désaliéné. Et même de vivre tout simplement et pas seulement de survivre. Aujourd’hui des milliers de personnes n’arrivent même plus à survivre, elles se suicident par désespoir et impossibilité matérielle et psychologique de vivre. Je suis très mal à l’aise avec le privilège de quelques créatrices qui doivent ou devraient bénéficier d’un temps libre pour créer alors que la plupart des humaines manquent de temps et ont un besoin vital de ce temps improductif. Notre profession doit s’ouvrir davantage aux réalités d’exploitation que vivent les personnes en dehors du monde de l’art mais aussi dans le monde de l’art lui-même qui parfois ne protège aucunement les personnes. Penser un monde solidaire ne peut pas se faire sans volonté de changement et d’unification solidaire des statuts, ce qui ne peut pas se faire sans sacrifice.
Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? Dans 10 ans ?
Prendre au sérieux cette question c’est faire face à l’inconnu, à mon désir d’inconnu mais aussi à cet inconnu qui nous fonde et nous constitue, cette « communauté inavouable ». Prendre au sérieux cette question c’est considérer que dans 5 ou 10 ans je pourrais ne pas ou ne plus être. Et c’est sans doute parce que je pense mon existence et mes engagements artistiques à l’aune de la finitude que je vis avec un sentiment d’urgence depuis toujours : Urgence à vivre à dire à s’engager à dire NON à inventer des modes de pensées et de sentir plus libres. C’est ce sentiment de vulnérabilité qui me conduit à mettre tous mes efforts à déconstruire décloisonner déstructurer et défaire les modes de domination sédimentés dans la langue et nos corps. Prendre au sérieux cette question c’est donc formuler le vœu de persévérer dans mon être et d’exister en refusant ce qui est, avec une nécessité d’engagement accrue pour un monde plus sensible et plus juste en m’appuyant sur l’audace formelle. Je cherche le lien entre l’art et la vie, persuadé que l’art peut faire bouger les lignes en nous rendant plus sensible et davantage relié·es aux autres. Depuis des années je sais que la frontière entre art non art et activisme sont proches. Il m’importe de défaire la mythologie de « l’art pour l’art » et de m’approcher au plus près de formes créatrices de transformation du monde. Si l’art est un endroit de résistance et d’insurrection, si le monde est sur le point d’imploser du fait du maintien du système de domination et d’exploitation capitaliste et de l’inévitable raréfaction des ressources qu’il entraîne, je ne peux que me projeter dans des formes de radicalisation de ma pratique et de ma vie. L’enjeu de l’art ne peut pas juste être de dire ce qui n’est ni de dénoncer, ni même de nous faire rêver, mais bien d’inventer des formes incisives qui nous déplacent nous changent nous transpercent en nous rendant plus agissant·es et/ou plus résistant·es face à l’inexorable et le monstrueux. Et ces formes artistiques et esthétiques ne doivent-elles pas être aussi du même coup des formes de vie ?
Interview réalisée en 2022
Photographie : Julie Glassberg