Simon-Élie Galibert
Metteur en scène

Simon-Élie a reçu une aide à la création pour son spectacle Race d’ep - Réflexions sur la question gay.

Quel est votre parcours artistique ?
Je ne saurais pas dater le début de mon parcours artistique, puisque celui-ci démarre dès l’enfance. À l’âge de 8 ans je pratiquais le théâtre, la danse et la musique ; au départ, sûrement, pour m’occuper et échapper à la réalité de la petite ville dans laquelle je grandis, puis par plaisir, avant que ça ne devienne une nécessité. Le théâtre s’impose assez vite dans ma vie comme un lien essentiel avec le monde qui m’entoure, il crée des ponts entre les choses, met du mouvement dans la pensée, du sens dans les gestes… Alors assez rapidement je me détermine comme « déstiné à », sans trop savoir pourquoi ni comment. Avec confiance dans ce mouvement.

Puis je nommerais un déclic en 2011, alors que je décide seul d’aller au Festival d’Avignon, voir des spectacles de la « programmation officielle » au hasard, et que je suis frappé par les propositions : la scène et ses promesses s’ouvrent encore un peu plus à moi, j’ai alors 17 ans et d’enfant, je saute à l’âge adulte (du voir au faire).

S’enchaînent : la « montée » à Paris, la faculté de cinéma progressivement oubliée au profit du théâtre, les écoles « privées », les premières mises en scène de Gabily, Koltès, le concours, les études au Théâtre National de Strasbourg, toutes les rencontres décisives, les mises en scène plus ambitieuses Pellet, Duvert, Batista, le covid comme un frein, l’AtelierCité à Toulouse comme rebond, Blanchot. Ensuite une courte errance, les Ateliers Médicis, Wittig, et le retour à Paris, Cooper. Enfin il y aura Béthune, la création de la compagnie Venir faire, l’implantation, Walser, et pour finir Crevel, Dustan.

Et c’est ici que nous sommes aujourd’hui, à la veille de Race d’ep - Réflexions sur la question gay qui verra le jour en février 2026, soit 32 ans après le début de mon « parcours ». J’oublie évidemment beaucoup de choses, si ce n’est l’essentiel : les épreuves personnelles, familiales, intimes, mais aussi les évènements politiques, sociétaux, sociaux qui font notre histoire ; et jalonnent, articulent, définissent, nourrissent la pensée (et l’Art qui en est le dépôt). Et c’est grâce à tout ça que ça reste en vie, en mouvement ; que ça se maintient, gonflé à bloc d’histoires, de sensations, d’émotions, d’intrigantes intuitions. Mais ça ne s’écrit pas, en tout cas pas ici, pas comme ça : ça s’enrobe comme un bonbon, avant que ça se dérobe, que ça nous file entre les doigts. Et étonnamment, c’est ça qui fait le mouvement : ça vient un peu de l’intérieur, un peu de l’extérieur, ça se remplit, inexorablement, et ça déborde de temps à autre, puis ça recommence comme si ça n’avait pas de fin…

Quel regard portez-vous aujourd'hui sur votre profession ?
Un regard plein de contradictions. C’est une « chance » immense d’être-là, mais pour combien de temps de encore ? Cet état des choses ne concerne pas que notre profession : nous sommes tous et toutes pris dans un mouvement d’appauvrissement généralisé, sur les plans pécunier, intellectuel et culturel ; dû à l’application déraisonnée d’un néolibéralisme sauvage et à terme : fatal.

Bien sûr, les « appels au loup » qui ont jalonnés l’histoire de l’exception culturelle française depuis la fin de l’ère Lang ne nous permettent malheureusement plus d’être audible auprès du "grand public" mais l’enjeu aujourd’hui de l’abandon, du sabordage de la culture de service public est une volonté tacite de l’État lui-même : il faudrait crier au loup mais nous n’en avons plus la possibilité.

Seulement je suis persuadé que la culture (et particulièrement la culture de service public) est un rempart intellectuel et politique plus nécessaire que jamais : un espace de libre pensée et libre création. C’est uniquement ce à quoi l’institution se doit de répondre : la liberté totale et illimitée de création ; parce que c’est la création qui joue un rôle social, quelque soit son propos, son angle d’attaque, son esthétique, son lien direct avec le réel ou non.

Mais cela, et de manière très intériorisée (certains parlent d’auto-censure ou d’auto- sabordage), l’institution théâtrale publique l’a elle-même oublié ! Depuis que, dans un soucis d’efficacité, elle requiert des spectacles à thèmes, porteurs de sujets évidents, transparents, consensuels, qui parlent directement à « son » public et ne s’intéresse plus au rythme, à l’esthétique, au poème, à la pensée complexe, ou à la composition générale d’un spectacle, sa « mise en scène » ; depuis ce jour-là, la culture, engagée dans une opération de survie à tout prix, a baissé les armes, mis un genoux à terre.

Se comportant ainsi, elle a abandonné au bord de la route, ce qui faisait son caractère exceptionnel pour pouvoir jouer au jeu pervers du libéralisme, elle a troqué sa profondeur pour une surface lisse et lisible, mais elle s’est prise à son propre jeu : elle a donné au capitalisme (et au fascisme à sa suite) toutes les armes pour la tourner en dérision, la caricaturer, salir son histoire, et son indépendance. Ne se rappelant plus que la création cultive la liberté, la liberté cultive la création qui alors cultive la liberté de création. Et que la pensée qui en naît donne les armes au public de lutter. Seul. Plein de sa pensée. Et qu’en ça, c’est un service public, incontestable : le service public de la pensée et de la libre opinion.

Alors voilà, un des regards que je porte sur ma profession. Mais l’enjeu profond est intime avant tout : je souhaite transmettre, être à la hauteur de ceux qui m’ont boulversé, ont bouleversé ma vie. Enfin, ce regard en est un parmi d’autre, le regard d’un lundi matin d’octobre 2025, et il faut savoir lire entre ses lignes : plein qu’il est d’espoir, de savoir et de confiance immense dans ma profession. Celle qui a été, celle dont je rêve, que je m’attelle à faire. Confiance illimitée dans son utilité absolue et éternelle : espoir sans lequel je ne prendrais même pas le temps d’écrire ces lignes, de réfléchir à tout cela…

Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? Dans 10 ans ?
Je n’ai pas nécessairement de plan quinquennal, et encore moins décennal. Une chose est sûre, c’est que je ferai tout pour continuer, être-là d’une manière ou d’une autre, afin de défendre la rencontre décisive que fut l’art du spectacle dans ma vie. J’espère évoluer autant dans les cinq/dix prochaines années que je l’ai fait dans les cinq/dix qui viennent de s’écouler ; car quand je ne ferais plus les efforts pour évoluer je pourrais me dire qu’il est temps d’arrêter. Mais pour le moment je souhaite continuer à penser, faire, et rencontrer.

Interview réalisée en 2025
Photographies réalisées en 2025 par Isabelle Chapuis